Habiter sa terre
Le dessin comme art du jardinage
Depuis 10 ans, Émilie Renault tisse des liens vers un Ailleurs paysager. Ses voyages et ses crayons l’ont amené en Suisse, en Chine, au Brésil, aux quatre coins de l’Hexagone à l’occasion de résidences de création autour de l’humain questionnant leur rapport à un territoire donné. Interviews, enquêtes, dessins, correspondances, création d’ateliers sont alors réalisés dans un temps donné, sur un sujet précis. Des notions apparaissent dans ces enquêtes ethnographiques comme la correspondance, la ressemblance ou la dissemblance des personnes rencontrées autour de ces territoires explorés. Pourtant, la magie de ces instants vécus se teinte parfois d’un sentiment de fugacité. L’envie de ralentir peut devenir forte quand le temps d’un projet est défini.
De la même manière que certains « écrivent pour voyager, tandis que leurs confrères grands-voyageurs-pèlerins voyagent pour écrire », Émilie Renault a le dessin voyageur.
Pourtant, depuis le printemps 2020, elle amorce un retour aux sources. La résidence personnelle et quotidienne s’impose à elle, et le voyage vers le lointain se fait au bout du jardin. Le proche, le voisinage, cet exotisme à deux pas qu’il lui faut conquérir dans la lenteur et la spontanéité d’une rencontre, simple en apparence.
Une demande. Une attente et la voilà regardant des jardiniers, amateurs amoureux de leurs bouts de terres. Jardins partagés, jardins ouvriers, jardins assumés par des retraités actifs, jardins oisifs de personnes cherchant à converser avec la nature, jardins visités par des familles heureuses de renouer et d’apprendre à être au contact de la terre, ou jardins tout simplement habités. Ces gestes paraissent simples mais il s’agit en fait de renouer avec une très grande humilité. Celle de l’observation, de la compréhension de la terre, de ce qui constitue ce substrat, des espèces, des saisons, des graines, des besoins pour parvenir à la germination, de ce qui se complète pour se protéger sans apport d’aucune chimie, de lutter contre ce que l’on croit être nocif tout en le respectant fondamentalement.
Silence sur la terre, Émilie Renault se plante discrètement dans un coin de ces territoires : Potagers, jardins aromatiques et autres essais dédiés aux graines et aux semis. Traits du crayon, lignes de plantations, harmonie des formes, équilibre des espèces, rehauts de couleurs, ombres salutaires, lenteur pour faire émerger un plant, fleurir un dessin. La correspondance se fait modestement, dans le temps de cette exploration réciproque où le jardinier regarde la dessinatrice qui l’observe.
Émilie Renault devient sur ces longs temps de regards et de crayonnés, géographe de l’intime, paysagiste du geste, ethnographe des pratiques. Elle ausculte, elle écoute, elle regarde avec ses crayons de couleurs sur ses carnets comment la terre proche est habitée.
Construites sur ces terrains, des cabanes de jardin. Habitats sommaires, remises pour les outils, terrasses pour le repos, la sieste, la contemplation de ces cultures, elles sont faites pour mieux vivre ces moments de jardinage et reflètent l’esprit pratique ou la coquetterie des jardiniers. Construire pour habiter, représenter pour enregistrer et réaliser la mémoire. Faire paysage ensemble dans le modelage de la terre et de l’image pour se recentrer sur cette nature qui croît autour de nous et dans laquelle nous évoluons. La lenteur, le temps dirigent ces rencontres pour que la confiance prenne, le germe éclot, afin que le dessin monte sur le blanc du papier.
Lucie Cabanes, 2021
Projet Habiter sa terre
À première vue, Émilie Renault est une dessinatrice mais avant tout, elle est une scrutatrice. Au bout de sa mine affûtée, elle décortique le monde, millimètre par millimètre, pour en saisir finement toutes les mécaniques. Elle s’accroche à tous les détails et à force d’observer au microscope les personnes qu’elle interroge, elle en perçoit tous les battements, les émotions, les non-dits, tout ce qui fait l’intensité de leur vie.
Aller à la rencontre de… c’est justement l’objectif du collectif EthnoGraphic dont Émilie Renault est, avec Ghislain Botto, l’une des fondatrices. Le collectif mène des enquêtes, selon une approche transdisciplinaire (dessin, édition, photographie): sur leur route, des soignants, des passants, mais aussi des bibliothécaires ou des prostituées. Chaque investigation fait l’objet d’un travail minutieux de réappropriation par le dessin, le texte, ou encore la photographie. L’ensemble est réuni dans une publication spécialement réalisée, le livre répond par une forme toujours inédite aux particularités de leurs études.
Caroline Bernard, 2014
Le filet de l'intime
La première fois que je vis Emilie, elle griffonnait. Je n'utilise ce mot que par défaut, car je n'en dispose pas d'autre qui dise le geste qu'elle faisait. J'aurais pu dire dessiner, mais c’est vague, cela regroupe dans le même mot trop de gestes divers pour que l'on sache de quoi je parle. Griffonner, donc, pourquoi pas.
Nous étions à table, une douzaine peut-être, nous mangions des filets de perche car nous étions à Genève, et c'est ce que le lac fournit libéralement comme matière à l'imagination culinaire, nous sortions d'une rencontre avec un calligraphe chinois établi en Suisse, et Émilie griffonnait. Elle avait un cahier à pages blanches, et avec un Rotring, un stylo tubulaire à encre noire, elle griffonnait et représentait tous les objets présents sur la table. Sur la double page du carnet, ils apparaissaient un par un, côte à côte, elle parcourait leur contour d’un trait uniforme, et une fois le trait terminé, les objets se détachaient de la page : ils apparaissaient, dans une drôle d’existence, très proche, différente, plus intense.
Griffonner est vraiment une approximation pour décrire ce qu'elle faisait, car le mot suggère de l’agitation, un crayonné un peu nerveux, alors qu'elle faisait tranquillement le tour de l’objet par un trait continu. Mais d’un autre côté, griffonner va bien car cela suggère une activité détachée, à peine consciente, et son trait allait ainsi, il découpait sans hâte des objets dans la page, et les faisait apparaître en contours noirs sur le papier blanc. Tracer n’irait pas, car l'acte manque de souplesse. C'est triste de manquer à ce point de vocabulaire. Il faut inventer un mot pour désigner l'acte que quelqu'un invente, et dont aucun mot parmi ceux qui existent ne peut rendre compte. Elle rotringuait; voilà.
Pendant que nous parlions de choses et d'autres, en mangeant des filets de perche, Emilie rotringuait tous les petits objets qui traînaient sur la table, la table elle-même, et les gens qui parlaient assis autour, et par son trait continu tous les objets présents apparaissaient. C’est bien là l’un des rôles du dessin quand il dessine des choses qui existent : faire apparaître ce qui est là, au vu et au su de tous, mais que l’on n’a pas remarqué à ce point, car il est tant de choses autour de nous que l'on omet de leur prêter attention, on pense en permanence à autre chose, et rien ne reste.
La pratique du Rotring suit ce mouvement perpétuel, ce geste continu du temps qui toujours avance, ne recule jamais, ne regrette pas, ne revient pas, il avance et l’encre coule de façon égale du tube millimétré, fait un trait calibré de la largeur que l'on veut, un trait précis comme l'attention, mais au contraire de l’attention humaine qui passe toujours à autre chose, ce filet d’encre exerce une attention continue, et les choses dessinées apparaissent. Le trait d'encre indélébile à marqué leur présence, éternise leur instant : ceci, qui était perçu, a été là.
Ils étaient drôles ces petits dessins qui n'avaient l'air de rien, sur le petit espace d’un carnet à feuilles blanches : aucune esbroufe, aucun effet de manche, pas de gestuelle aventureuse ou d’effets de rapidité : rien de l'héroïsme de la peinture à l'encre, rien des gestes amples du Chinois que nous étions venu voir, qui pincelle à grand trait (car il faut là aussi inventer un autre mot, là où ni dessiner ni peindre ne décrivent vraiment ce qui se passe). Elle faisait tout à fait autre chose : un dessin obstiné, attentif aux petites choses réelles, que je voyais apparaître une à une sur le carnet. C’était bien un dessin au Rotring : continu, régulier, toujours là, partant pour tout, se déployant selon les qualités et les défauts que l'on prête à cet outil de dessin, que l'on aime ou pas quand on est dessinateur, c'est selon ; ce que l'on aime c'est la lente régularité du trait, et ce qu'on n’aime pas, c'est la lente régularité du trait, le goût que l'on en a dépend de celui qui dessine et de ce qu’il veut vivre dans sa pratique du dessin. Car on peut tout faire avec ces pauvres outils à laisser des traces, tout : le dessin, comme tous les jeux à règles simples, est d’une infinie variété.
Cela aurait pu en rester là. J’aurais vu un soir quelqu’un dessiner selon une méthode particulière, qui remplirait ainsi des carnets entiers de petites choses, cela aurait été un talent charmant. Mais elle m’a fait participer à un livre qu’elle faisait, et j’ai vu ce qu’elle réalisait avec son trait patient, sans secousses ni effets rhétoriques : des monuments. Rien moins que des monuments graphiques. Des dessins si grands qu’ils passent mal sur internet, qu’on les voit mal sur un écran, et il faut les voir en vrai, comme les rouleaux de peinture chinoise dont les reproductions dans les livres ne permettent pas de saisir la vraie présence. Ses dessins visibles sur son site on les croit mal scannés, et puis on relit plusieurs fois les dimensions, pour être sûr, on imagine la faute de frappe, mais non: ils sont comme ça. Treize mètres de long sur deux mètres cinquante de haut dans une galerie. Quatre-vingt mètres carrés collés sur un pignon d’immeuble. Comment peut-on faire si grand avec ce petit Rotring dont le trait mesure précisément quatre dixièmes de millimètre? Je ne comprenais pas bien. Je suis allé demander.
Le problème, c’est que mes dessins sont très grands, et qu’ils ne rentrent nulle part, dit-elle. Et elle apporte un rouleau de calque qu’elle déscotche, déballe, pose à terre, et lance d’un geste. Le rouleau roule sur le sol et déploie derrière lui un chemin dessiné : des arbres, des maisons, de l’herbe, des barrières, des visages humains, tout est tracé du même trait patient qui suit les contours jusqu’à faire surgir un feuillage, une fermeture éclair, ou un panneau routier avec la même dignité qu’un visage, en une intensité troublante.
C’est un livre que nous avons fait, dit-elle, nous rencontrions des éditeurs et des écrivains qui travaillaient dans la région, et nous avons fait des centaines de kilomètres pour les rencontrer, je prenais des photos par la fenêtre de la voiture, des photos des gens avec qui nous parlions, et j’ai tout dessiné à la suite sur la même feuille. Sur ces rouleaux, il y a notre voyage, le chemin que nous avons fait, les gens que nous avons rencontrés.
Et pour voir la suite, elle réenroulait le rouleau d’un côté, le déroulait de l’autre, et les centaines de kilomètres de paysage habité déployaient leur présence intime à mes pieds. Le trait était le même que sur son petit carnet, mais quand il se poursuivait sur plusieurs mètres il faisait apparaître un monde. La patience a des effets stupéfiants.
Avec les membres du collectif EthnoGraphic, Emilie réalise des projets commandés par des municipalités, qui tiennent autant de l’intervention sociale que de l’art contemporain. Dans les cités de la région du Léman, à Lausanne, à Thonon, ou à Saint-Priest récemment, dans des lieux sans qualités construits dans ce béton simple qui est l’habitat de la plupart d’entre nous, elle crée du vivant par le dessin en montrant tout à la fois ce qui est et ce dont on rêve, qui ne voisinent pas dans le réel mais qui sont entremêlés dans notre esprit ; et grâce au dessin elle les représente sur le même mode. Elle dessine des gens assis dans leur salon, dans des appartements qui sont ceux d’une cité de petites barres, elle les dessine assis, entourés de leurs objets réels qu’elle rend avec une précision obstinée, et de leurs objets rêvés qui viennent s’y mêler ; les gens, les choses, et les rêves sont rotringués de la même façon, et l’on voit alors dans le salon d’une dame passer en courant de grands animaux de savane, et sur la nappe d’un couple apparaître en gros, aussi gros qu’eux, la carte précise des îles portugaises de l’Atlantique.
Les dessins originaux font quatre mètres soixante sur deux mètres quarante, car ils correspondent au mur du salon de l’un de ces appartements sur lequel la feuille était fixée. Et ensuite ils ont été reproduits, agrandis, et collés dehors sur les murs des immeubles, les immeubles même où ces gens habitaient, en affiches géantes de quatre vingt mètres carrés. Et les gens se voyaient, dehors, comme des monuments.
Mais combien de temps ça prend, de faire un dessin si grand, avec tant de détails? Oh, j’ai fini par compter, dit-elle, parce qu’on me l’a demandé souvent: deux cent heures. Sur combien de temps? Longtemps. Des mois, parce que je devais de temps en temps m’interrompre, pour manger, dormir, m’occuper des enfants. Mais je pouvais sans problème y passer huit heures de suite.
Huit heures à la suite le Rotring à la main, quand même ! et devant un dessin plus grand que soi, dans une pièce trop petite pour prendre du recul : lorsqu’on travaille sur un dessin d’une telle taille, on ne voit pas l’ensemble de ce que l’on dessine. Le prodige, c’est de voir surgir la forme globale sans l’avoir tracée auparavant, par la lente progression des détails qui semblent s’assembler d’eux-mêmes et toujours par une sorte d’assurance funambule tomber à leur juste place. C’est comme de la marche à pieds, dit-elle, de la randonnée: rester concentré pour ne pas tomber, tout en pensant à autre chose, créer progressivement une carte du lieu auquel on pense, où l’on se perd à mesure qu’on le dessine, et que l’on précise et découvre à mesure que l’on y marche.
Elle me montre ces dessins qu’elle fait, sur un écran, j’agrandis, j’agrandis encore, et il y a toujours des détails qui apparaissent. La richesse en est inouïe, et cela me laisse perplexe, car si je comprends la démarche, je suis stupéfait de la stabilité de la structure globale : malgré la taille, et le foisonnement de petites choses, l’espace qui les contient est toujours cohérent. Comment fait-on pour ne pas perdre l’ensemble de vue, quand on se concentre à ce point sur les détails ? Je crois que le dessin s’apprend tout seul, dit-elle. Le cerveau s’adapte.
C’est un peu mystérieux. Mais l’art est peut-être là: dans toute pratique artistique il y a un point très simple et très obscur qui en est le moteur, et il reste rétif à l’explication: en définitive, ça se fait, le dessin se fait. Il y a une part d’énorme labeur, répétitif et obstiné, les deux cent heures dont il était question, mais aussi une petite part naïve, tout aussi obstinée, qui fait que ça se fait, pour ainsi dire de soi-même.
Emilie rotringue, elle déploie patiemment son filet d’encre : c’est ça que trace le stylo tubulaire, un filet d’encre, un trait millimétré qui avance, toujours constant, imperturbable, qui entoure les objets et les gens, les saisit, les remonte de l’oubli et de l’inattention, et les montre: par ce filet d’encre l’intime devient visible, en grand, lui qui la plupart du temps est tout petit, et pas visible. Cela prend du temps, le temps que l’on prenait autrefois pour nouer nœud à nœud de grands filets de pêche, pour ramasser au fond de l’eau les poissons que l’on ne voit pas. Par ce filet d’encre qu’elle tisse et qu’elle déploie sur les murs, Emilie remonte des vies à la lumière, et cerne cette chose qui s’échappe dès qu’on la pressent, qui est l’identité. L’identité fuit toujours, celle des gens, celle d’un lieu, car elle n’est pas faite d’objets très précis, seulement d’un peu de corps, de quelques objets dispersés, de paroles indécises et de trajets fugaces, et surtout de pas mal de rêves. Le dessin, quand il est patient, permet de la cerner, d’en attraper ce qu’on peut, et ceci de le montrer, comme on montre les poissons que l’on a pris. Pour ceci il faut des filets, et de la patience.
Alexis Jenni, 2014